Entraîneur de longue date au sein de l’Équipe cycliste Groupama-FDJ, et jusqu’à récemment coordinateur de la performance, Julien Pinot a cet hiver été installé aux commandes du département entraînement de la structure. Avec quelques mois de recul, il revient sur son nouveau rôle, la dynamique qu’il souhaite insuffler, ses collaborations encore vives avec certains coureurs mais aussi le départ de son frère et son statut personnel au sein de l’équipe. Entretien.

Julien, tu es depuis cet hiver responsable des entraîneurs dans l’équipe. Comment es-tu arrivé à cette position ?

Il y avait un souhait global de bouger un peu les lignes dans l’équipe pour améliorer l’efficience de notre fonctionnement. Du fait de la croissance de la structure, Fred [Grappe] occupait un rôle très large et se retrouvait parfois un petit peu éloigné de certaines thématiques de terrain. Il a donc été envisagé de répartir davantage les tâches. Il a gardé la partie innovation, recherche & développement, et j’ai pour ma part hérité de la partie entraînement. Depuis deux ans, j’avais un poste hybride de coordinateur de la performance, qui se situait entre Fred et les autres pôles. Je n’avais pas de pouvoir de décision et cela pouvait créer des blocages et une certaine inertie quant à la prise de décisions sur des sujets du quotidien. Initier une réorganisation était le bienvenu.

« J’avais évoqué le souhait d’avoir plus de responsabilités en termes de management »

Souhaitais-tu justement prendre davantage de responsabilités ?

Si on rembobine le fil, tout s’est construit par étapes. C’est déjà ma treizième saison dans l’équipe. Je suis arrivé en tant qu’étudiant, d’abord pour travailler sur des thématiques de R&D. Quand j’ai eu ma thèse en 2014, je suis devenu entraîneur à temps plein, tout en gardant une activité de R&D avec les partenaires. Puis au moment du Covid, en prenant du recul, j’ai senti que j’étais un peu à un tournant. J’avais alors suggéré ce poste de coordinateur de la performance pour faire davantage le lien entre ce qui se passait sur le terrain et les directions de pôles. En parallèle, j’avais aussi souhaité reprendre mes études et connaître d’autres expériences dans le milieu du sport. J’ai alors passé un diplôme au CDES (Centre de Droit et d’Économie du Sport) de Limoges, une école assez réputée, où j’ai entrepris une formation de management. L’entraînement me plaisait toujours, mais ce qui m’intéressait de plus en plus, c’étaient les relations humaines et toutes les dynamiques qui peuvent exister au sein d’un staff pour mener à bien des objectifs sportifs. Pendant deux ans, je me suis formé à ce diplôme, réservé à la reconversion des athlètes ou coaches de haut-niveau. Ça m’a énormément plu, notamment grâce aux échanges et aux partages d’expériences avec d’autres sports. Parallèlement, j’avais évoqué avec Marc [Madiot], David [Le Bourdiec] et Fred [Grappe] le souhait d’évoluer, d’avoir plus de responsabilités en termes de management et l’occasion s’est présentée avec la réorganisation de l’équipe.

Quel est le rôle du responsable des entraîneurs ?

J’ai la charge de gérer tous les entraîneurs, à la fois de l’équipe WorldTour et « La Conti ». Mon but est d’organiser l’activité de ce département. La première et principale mission est de préparer physiquement nos coureurs pour la compétition. Chaque coureur est entraîné par un entraîneur de l’équipe, et mon rôle est de manager au mieux ces relations entraîneur-entraîné dans une dynamique collective. C’est important car on ne souhaite pas que le couple entraîneur-entraîné soit isolé. Tout doit être fait au service des objectifs de l’équipe. En parallèle, il y a tout ce qui concerne l’entraînement en tant que tel, l’organisation des stages, et la collaboration sportive ; on ne peut pas séparer les compositions et les stratégies de course de l’entraînement. Avec Philippe [Mauduit], on mène un travail collaboratif assez dense et intense sur ce sujet. Jusque-là, tout se passe bien. Étant donné que le changement est intervenu relativement tard cet hiver, j’avais déjà repris l’entraînement avec certains coureurs, que je continue donc à entraîner : Stefan, Rudy, Kevin et Clément [Russo]. J’ai encore une activité d’entraîneur à part entière avec ces quatre coureurs, mais mon rôle est de prendre un peu plus de hauteur que mes collègues.

« Notre complémentarité fait notre richesse »

Que souhaites-tu insuffler dans ton nouveau rôle ?

Il y a toujours beaucoup d’envie de faire évoluer le modèle, mais je ne vais évidemment pas révolutionner tout le travail entrepris par Fred et le pôle performance depuis 2014. On reste dans une continuité. Je souhaite néanmoins apporter ma touche et créer une dynamique un peu différente entre nous entraîneurs, de sorte à ce qu’il y ait encore plus d’échanges qu’avant sur des thématiques d’entraînement. Je tiens également à garder une vraie proximité avec le terrain. Au quotidien, l’objectif est aussi que les activités WorldTour et Conti se confondent beaucoup plus, afin de fonctionner encore plus comme une seule et même équipe, ce qu’on fait déjà en compétition. Le projet Juniors va aussi s’incorporer dans ce travail. L’une des grosses missions que je me fixe concerne également la formation et la détection. C’est l’ADN de l’équipe et notre priorité est de le conserver. Nous couvrons désormais trois catégories, et cela a aussi un impact au niveau de l’entraînement car on doit se projeter sur un cycle de perfectionnement des athlètes qu’on va détecter, et apporter de la cohérence sur le très long terme. Cela impose que tous les entraîneurs aient un socle et une approche commune, tout en laissant à chacun la possibilité de garder ses propres spécificités. On est tous différents, et c’est une très bonne chose. Notre complémentarité fait notre richesse et c’est quelque chose que je souhaite conserver et dynamiser encore plus.

Quelle est d’ailleurs la marge de manœuvre de chaque entraîneur ?

La personne ressource numéro 1 pour le coureur reste l’entraîneur de l’athlète. Il est l’interlocuteur privilégié du coureur, celui avec lequel il échange quotidiennement. Le but n’est pas que j’aie moi-même des contacts quotidiens avec les quarante coureurs de l’équipe. Mon rôle est davantage que le coach puisse s’appuyer sur moi, ou que je puisse intervenir à certains moments pour clarifier des situations. Mon activité est plus orientée vers le coach que vers l’athlète. J’ai évidemment un droit de regard sur les entraînements des quarante coureurs de l’équipe, puis on est très libre d’échanger sur ce qui est mis en place, toujours dans un but constructif. L’idée est simplement d’avoir un socle commun pour ne pas qu’un entraîneur se retrouve aux antipodes de ce qu’un autre fait, car on perdrait en crédibilité. Mais on a tous nos spécificités, dans la relation humaine mais aussi de l’approche de l’entraînement, de la récupération, de l’organisation des charges. Par rapport à ça, il est important que chacun garde son approche individuelle, une certaine liberté, aussi bien dans les spécificités d’entraînement que dans la relation entraîneur/entraîné.

« Je suis contre le modèle de l’entraîneur gourou »

Comment te définirais-tu en tant qu’entraîneur ?

Le point sur lequel j’insiste et j’ai toujours insisté en tant qu’entraîneur est de ne surtout pas oublier qu’on a face à nous des humains. Il faut certes à la fois considérer l’athlète pour l’entraînement pur, mais aussi considérer l’humain à côté de ça. Il est important de faire preuve d’empathie et qu’une relation de confiance se noue. Les nouvelles générations ont accès dès leur plus jeune âge aux méthodes d’entraînement et sont très pointus sur plein de choses, mais je reste persuadé que les athlètes qui font carrière et qui performent le mieux sont ceux qui comprennent ce qu’ils font et qui sont capables d’acquérir une certaine autonomie dans leur activité. L’entraîneur doit uniquement être là pour les accompagner, les guider, remettre en question ou recadrer à certains moments. Je suis contre le modèle de l’entraîneur gourou qui robotise ses athlètes. Au sein de l’équipe, chaque entraîneur a une sensibilité différente, et chaque coureur peut donc trouver un coach qui réponde à sa mentalité, son caractère ou sa manière de fonctionner. Je crois davantage à un modèle équilibré, où on est capable de s’adapter. Je pense que c’est ce qui fait la spécificité de notre équipe. Les leaders qui sont passés chez nous avaient des caractères et tempéraments bien différents, mais on a toujours été capables de les rendre performants sur des durées très longues.

As-tu la volonté de partager cette philosophie avec tes collègues entraîneurs ?

Je pense qu’on est déjà alignés car on travaille ensemble depuis plusieurs années. Avec David Han, c’est notre neuvième saison ensemble. Il connaît mon approche, mais une nouvelle fois, je ne révolutionne rien car on est dans la continuité de ce qui s’est fait avec Fred pendant presque vingt-cinq ans. Anthony Bouillod est celui avec qui j’ai eu le plus d’échanges ces dernières années, car on travaillait ensemble sur des activités de R&D. Il est vraiment notre spécialiste sur l’optimisation du matériel et de la position liées au contre-la-montre. Pour l’anecdote, Nicolas Boisson est lui le premier athlète que j’ai entraîné, en 2008. Il y a donc là aussi de la continuité. Il a passé beaucoup de temps à travailler avec les jeunes sur la détection, la formation, la mise en place de « La Conti », et il est à temps plein dans la WorldTour depuis deux ans. On a ensuite les deux jeunes coach de la Conti, avec Joseph Berlin-Sémon qui fait un gros travail, notamment dans la branche Juniors/Conti/détection, et Maxime Latourte, qui entraîne aux trois échelons car il a un coureur chez les Juniors, des coureurs dans la Conti et aussi des coureurs dans la WorldTour. Il a une approche multidisciplinaire, ayant entraîné dans le VTT. Confronter toutes ces approches rend les choses passionnantes au quotidien. Chacun apporte sa petite touche personnelle pour faire en sorte que l’accompagnement de l’athlète soit une des forces de l’équipe. Les agents nous disent régulièrement qu’on fait partie du top-5 des équipes en ce qui concerne l’accompagnement à la performance.

« On n’est pas encore allés au bout de notre aventure commune avec Stefan »

Existe-t-il encore beaucoup de zones inexplorées au niveau de l’entraînement ?

De ce point de vue, on collabore beaucoup avec Fred qui, étant à la direction de la branche innovation, garde une veille sur les activités de recherche. Il est vraiment aux aguets de ce qui est publié dans la littérature scientifique, et il nous le partage. Un domaine que nous n’avons pas encore évoqué mais qui est de plus en plus fondamental est le lien entre entraînement, nutrition et accompagnement santé. On a une grosse activité de ce point de vue avec Lucas Papillon et un deuxième nutritionniste qui est arrivé cette année, le tout sous la direction de Jacky Maillot. On ne peut pas renfermer notre activité entre nous les coaches, c’est une collaboration au quotidien. On ne peut jamais dire qu’on est au bout de ce qu’on peut explorer, mais comme je le disais précédemment, même si les méthodes évoluent et que tout est de plus en plus millimétré, on ne doit jamais oublier l’humain au milieu de tout ça.

Tu continueras donc d’entraîner quatre coureurs. Comment vois-tu la suite ?

Je ne voulais pas casser une relation qui était déjà instaurée avec la reprise de l’entraînement. C’est aussi pour cela que j’ai continué au moins pour cette année. Avec Stefan, on avait aussi un petit engagement moral lorsqu’il avait prolongé dans l’équipe ; celui de continuer à collaborer ensemble en cette année 2024 où il a des beaux challenges avec l’équipe ou la sélection suisse. C’est passionnant et on n’est pas encore allés au bout de notre aventure commune. Rudy, je l’entraînais déjà à Etupes avant qu’il ne passe chez Cofidis, on est dans une relation longue et c’est l’un des capitaines de route de l’équipe. Kevin, je l’ai récupéré il y a déjà cinq ans et il est dans une progression constante, physiquement et vis-à-vis de sa place dans le collectif. Ce sont des projets qui continuaient de m’intéresser. Est-ce que je pourrai continuer à avoir la double casquette sur le long terme ? Je ne sais pas. Il est plus facile d’occuper le poste de responsable des entraîneurs si je n’ai pas d’athlète à ma charge. Il n’y a pas de conflits d’intérêts, on est neutre et au-dessus de la mêlée. De l’autre côté, je crains que me couper complètement de l’entraînement me coupe des activités des coaches que j’ai sous ma responsabilités. L’année 2024 est une année de transition. Il faudra voir comment ça se passe avec les coaches et les athlètes pour statuer sur la suite.

T’estimes-tu responsables des entraîneurs, ou des quarante coureurs entraînés ?

Les deux. Que ce soit en positif ou en négatif, je suis directement concerné par le sujet. Je suis au cœur du système, que ça se passe bien de par le cadre mis en place, ou que ça se passe mal et qu’il y ait des choses à modifier et à remettre en question. C’est la vraie grosse différence. Avant, je n’étais responsable que des athlètes que j’entraînais. Aujourd’hui, je le suis d’abord des sept entraîneurs, et indirectement des quarante coureurs.

« On connaît les points forts de l’équipe, et c’est là-dessus qu’on doit continuer de s’investir »

Mais plus de Thibaut… Son départ a-t-il changé quelque chose pour toi ?

Forcément. On avait une relation particulière, du fait d’être frères, d’être dans la même équipe et l’un au service de l’autre. Ça a été une aventure extraordinaire et la fin de sa carrière change beaucoup de choses. On sent la pression quand on entraîne un leader, mais quand le leader est son frère, c’est multiplié. Quand ça se passe bien c’est d’autant plus jouissif, et dans les moments compliqués, c’est encore plus dur. Le défi de cette situation était d’être vu en interne comme l’entraîneur et non pas comme le frère. Je mettais beaucoup d’énergie à ce qu’on ne puisse jamais me reprocher d’agir en étant le frère de. Je pense qu’il y a très peu d’exemples où on a pu me le faire remarquer, et j’en suis assez fier. Je pense qu’avoir entraîné d’autres leaders en parallèle, comme Arnaud, m’a aidé. Ils pouvaient pourtant être parfois rivaux dans des stratégies d’équipe, mais ça n’a jamais suscité de problème dans ma relation avec Arnaud, donc je me dis que les choses ont été plutôt bien faites. J’y veillais scrupuleusement et c’est un poids que je n’ai plus à supporter. Ceci dit, je ne referais l’histoire différemment pour rien au monde. On a vécu des choses extraordinaires et on a fait grandir l’équipe chacun à notre manière.

Justement, te rends-tu compte du chemin parcouru depuis ton arrivée, et de celui à parcourir ?

Quand je suis arrivé, l’équipe venait de remonter en WorldTour, on n’avait pas vraiment de leaders de classe mondiale qui pouvaient figurer dans les 10-15 premiers du classement UCI. Ce sont des choses qu’on a réussi à atteindre, on a progressé. Depuis quelques années, on est rentré dans le top-10 des équipes WorldTour, on a joué la gagne sur les Grands Tours, sur les Classiques, on a remporté des Monuments. J’ai vécu tout ça et, je l’espère, participé à tout ça. On a maintenant envie que ça continue, car on n’est jusque-là jamais revenu en arrière. La période est certes mouvementée, avec certains coureurs au niveau extraordinaire et des équipes à la puissance financière démesurée. Mais personnellement, j’ai envie que l’équipe Groupama-FDJ poursuive sur sa lignée, en continuant de se baser sur ce qu’elle sait faire de mieux. On connaît les points forts de l’équipe, et c’est là-dessus qu’on doit continuer de s’investir : former des jeunes, capitaliser dessus, les entourer au mieux pour essayer de les fidéliser. On sait que le monde évolue, et qu’il est parfois compliqué pour nous de lutter, mais restent les facteurs relationnels et d’accompagnement, les aventures humaines qu’on peut vivre. Il y a peu d’équipes au monde où on peut trouver ça, et c’est à nous de l’entretenir.

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