Le 24 juillet dernier, Antoine Duchesne a clôturé l’une des expériences les plus importantes de sa carrière. Aux côtés de David Gaudu, le Canadien de 30 ans a réussi son meilleur Grand Tour en carrière tout en participant activement à la bonne humeur générale, caractéristique s’il en est du groupe juillettiste. À tête reposée, il revient sur ce mois inoubliable, mais aussi sur le chemin accidenté qu’il l’y a amené.
Antoine, comment vas-tu une grosse semaine après la fin du Tour ?
J’ai été un peu malade ces derniers jours, c’est plutôt ça qui a été embêtant. Sinon, ça va, j’ai assez bien récupéré. Je reprends tranquillement le vélo. Je ne me sens pas encore super bien en raison de cette petite grippe, et j’ai surtout fini le Tour avec une grosse plaie au niveau de la selle. C’est très pénible de monter sur le vélo et c’est pour cela que je dois me reposer. Psychologiquement, je suis revenu dans ma petite routine à la maison et j’ai profité de ma famille. J’étais un peu mort et mentalement vide pendant un ou deux jours. Je n’avais même pas l’énergie de parler, mais c’est vite revenu (sourires).
« On a retiré de ce Tour 100% de ce qu’on pouvait retirer »
Avec un peu de recul, quel regard portes-tu sur le Tour de l’équipe ?
J’y repense régulièrement, et j’ai la même analyse qu’à chaud : on a vraiment vécu un beau Tour. On est passé très près d’un Tour exceptionnel. Ce pourrait toujours être un peu mieux, mais quand on a annoncé en début de Tour que l’objectif était le podium avec David, c’était tout de même très ambitieux. On y croyait, mais à l’arrivée, je pense que la quatrième place était sans doute la plus haute place réalisable. Huitième aurait été décevant, quatrième est ce qu’on pouvait espérer de mieux. On s’est battus jusqu’à la fin, tout le monde a toujours répondu présent. Il y a eu un travail d’équipe assez extraordinaire, sur et hors du vélo. Il y avait une super cohésion, on n’a pas eu de gros revers, on a tout essayé, on n’a pas fait d’erreurs, on a été attaquants, on est passé proche des victoires d’étapes, du podium final, et on a retiré de ce Tour 100% de ce qu’on pouvait retirer. Pour moi, il n’y a pas de négatif. Je crois aussi que ça donne de l’espoir. C’est la première fois que David jouait complètement le général sur trois semaines. Il a géré ses mauvaises journées à la perfection. Il perdait 30 secondes ou une minute, et pas vingt-cinq minutes. Il s’est battu comme un chef. Derrière, ça motivait tout le monde, et chacun a donné le meilleur de ce qu’il pouvait chaque jour. Tu ne veux jamais être celui qui va se rater, donc ça pousse tout le monde vers le haut.
L’objectif initial du podium vous a porté ?
Complètement. On a tous signé pour cet objectif-là. Tant qu’on était dans les billes, on restait sur ce cap et il n’y avait aucune ambiguïté. On était tous conscients que tout pouvait arriver, mais c’est aussi le cas avec le plus grand des favoris. C’est aussi ce qui fait la beauté du Tour. Tout le monde y croyait, et tout le monde était prêt à faire ce qu’il fallait pour tenir cet objectif le plus longtemps possible. Mais courir avec un vrai challenger, à la lutte pour le podium, c’est aussi une pression supplémentaire dans l’équipe. Cela signifie qu’il faut être là partout, tout le temps, à tous les niveaux.
À l’entame de la dernière semaine, tu tenais encore un discours ultra-optimiste (Vidéo).
J’y croyais fermement, et quand on regarde bien, on n’était pas loin que tout se produise. Thibaut a fait deux beaux numéros, et s’il va au bout à Hautacam, il peut ramener le maillot à pois. Valentin termine deuxième à Foix, David est quatrième du général. Il ne manque pas grand-chose. Je pense que ce genre de discours peut transcender. Parfois, quand on ne me connaît pas, on peut penser que je suis juste un blagueur. Le fait de raconter des conneries peut parfois te faire passer pour un mec pas très sérieux, mais je pense avoir montré que rire et prendre les choses à la légère n’enlevaient rien à l’ambition et à la performance. Faire les choses avec le sourire aide à garder la bonne humeur et à ne pas trop réfléchir. Prendre les choses avec légèreté ne veut pas dire enlever du sérieux au travail. C’est aussi en faisant les choses bien que tu amènes l’écoute et le respect chez les autres.
« Ce n’était pas du fake »
À quel point l’ambiance de groupe joue-t-elle dans la performance ?
Un Grand Tour est tellement long… Le Tour, on le prépare vraiment spécifiquement deux mois avant. Dès le 1er mai, tu n’as que ça en tête. Les entraînements sont difficiles, c’est usant, puis tu pars un mois de la maison. Les journées sont extrêmement longues. La routine peut devenir pesante : flocons d’avoine au petit dej’, transfert, briefing, course, transfert, massage, ostéo, kiné… Parfois, tu ne vis pas non plus tes meilleures journées sur le vélo. Alors, si en plus de tout ça, sur les moments de pause, tu te fais chier, tu n’as pas de conversations et tu restes tout seul dans ta bulle… La roue peut très vite tourner dans l’autre sens. Le fait d’avoir cette ambiance, d’avoir envie de se retrouver à table le soir, de pouvoir rire, même jusqu’à la sortie du bus, je pense que ça a une vraie influence. Pendant un mois, on vit 24/24 ensemble. Je n’aime pas partir de la maison, laisser ma famille, alors si je dois le faire, autant prendre du plaisir ! On a montré que ça pouvait aller de pair avec la performance. Assurément, ça a fait une différence. Je pense que tout le monde, coureurs et staff, a passé un super mois. Quand il y a une bonne ambiance, tu as envie de te donner pour que ça continue. Une fois que la roue est lancée, il faut juste l’entretenir et ça pousse tout le monde dans la bonne direction. En temps normal, si on me demande de faire un travail, je le fais, peu importe pour qui. Maintenant, je le ferai peut-être avec plus de plaisir et plus d’envie pour un mec que j’apprécie. C’est plus simple de travailler pour des gens que t’aimes pour de vrai. Et peut-être que dans ces cas-là, le petit coup de pédale ou le petit kilomètre en plus qui fait la différence, tu le fais.
As-tu la sensation d’avoir vécu l’une des aventures les plus fortes de ta carrière ?
Vraiment, oui. D’un point de vue personnel déjà. J’ai été plus performant que jamais sur un Grand Tour. Je me suis senti à l’aise tout au long des vingt-et-une étapes, je n’ai pratiquement eu aucune mauvaise journée et j’ai réussi à vraiment bien faire mon travail. Ensuite, ce qui est apparu de nous sur les réseaux sociaux et dans les médias, ce n’était pas du fake. L’expérience humaine qu’on a vécue, tout le monde va s’en rappeler. Les petites soirées les veilles de repos, l’arrivée à Paris, la nuit qui s’en est suivie, les sourires sur les visages de tout le monde pendant trois semaines… C’est quand même rare. Tout le monde a vu qu’on se défonçait sur le vélo, et le staff aussi performait dans son domaine. Je ne compte plus les vidéos où on les voit chanter à table. L’ambiance a concerné tout le monde. Je pense que beaucoup ont ressenti un petit blues au moment de rentrer chez eux dimanche.
« La reconnaissance du leader, c’est tout ce dont j’ai besoin »
C’est l’une des premières fois que tu jouais un gros classement général en tant qu’équipier. Tu as ressenti une pression particulière ?
Complètement. C’était la première fois que je venais sur le Tour pour cet objectif, et je savais que j’allais avoir un rôle très important. Ce qui est parfois stressant avec notre rôle d’équipier, c’est que tout ne résume pas aux qualités physiques. C’est aussi le placement, c’est être au bon endroit au bon moment, c’est sentir la course, frotter. Valentin, qui a été extrêmement fort, savait que son travail allait surtout se faire grâce à ses jambes. Ce n’est pas le même genre de stress. Et sur le Tour, tout est décuplé. On avait une grosse pression lors de la première semaine pour essayer de ne pas perdre de temps. J’étais très tendu au départ de la deuxième étape, mais dès qu’on l’a franchie, avec succès, j’ai senti que j’étais prêt pour ça et ça m’a enlevé de la pression. Ensuite, j’ai fait ce que j’avais à faire. La pression s’est petit à petit transformée en confiance. C’est ce que j’avais énormément perdu ces deux dernières années, durant lesquelles ça a été difficile mentalement au-delà de physiquement. Ce n’est pas simple de reprendre confiance, car il faut enchaîner les bonnes sorties. Ça a été long, mais cette année, j’ai tranquillement pu la rebâtir tout au long de la saison. Maintenant qu’on a dit ça, le Tour est définitivement à part, et quand tu y vas pour jouer le podium avec ton leader, ce n’est certainement pas la même chose que lorsque tu y vas pour faire des échappées. Je savais ce que j’étais capable de faire, que les jambes étaient très bonnes, mais il fallait que ça décolle et que je me prouve que j’avais vraiment ma place. Après le premier jour, j’ai senti ça.
David disait récemment que l’équipe n’avait pas eu peur sur ce Tour.
On est peut-être arrivés avec certains complexes, mais on les a vite mis de côté. Stefan a été un gros gros atout de ce point de vue, car il est plein de confiance, et il nous a un peu obligés à faire notre place. Il nous a aidés à nous imposer. Puis, quand tu t’aperçois que les Rowe, Van Hooydonck, Van Baarle & co, qui sont à côté en train de faire le même job, pètent en même temps que toi, tu réalises qu’ils ne sont pas plus forts, qu’ils ne sont pas plus capables. Petit à petit, tu prends confiance en te disant que tu as l’expérience, tu as les jambes et tu as le leader qui assure derrière. Plus David prenait sa place, plus on était capable de prendre la nôtre et d’être respectés. Les autres équipes ont vu qu’on était là et qu’on n’allait pas baisser notre froc au premier coup de coude.
David a aussi dit que vous aviez « tous terminé quatrième du Tour ». Qu’est-ce que ça t’inspire ?
Ça reflète vraiment bien les trois semaines. Tout le monde a fait son travail, tout le monde était là où il était attendu. Chaque coureur était choisi pour un rôle précis et chacun s’est exécuté dans son rôle. C’était nécessaire pour que le leader puisse s’exprimer pleinement. On a tous fait ce qu’on avait à faire et cela lui a permis de faire ce qu’il avait à faire aussi. En tant qu’équipier, tu sais que ce n’est pas ton nom qui sera en haut de l’affiche. Tu as simplement de la satisfaction quand tu sens que ce que tu as fait a été vu, valorisé et apprécié. Personnellement, c’est tout ce que je demande. Cette reconnaissance de la part du leader, c’est tout ce dont j’ai besoin.
« Aujourd’hui 20 mai 2021, je ne serais pas capable de défendre un général sur le Tour, mais c’est ce que je veux pour l’an prochain, donc j’ai un an pour y arriver ! ».
En début de saison, envisageais-tu d’être au Tour de France ?
Oui. Lors des entretiens de novembre, j’avais dit à l’équipe : « Cette année mon objectif est d’être sur le Tour. Je sais ce que ça implique, je sais qu’il va falloir que je gagne ma place, que je performe. Je sais aussi que je n’y serai peut-être pas car je n’aurai pas été assez bon, mais si tel est le cas, je l’accepterai sans problème. Je vais vous prouver que j’ai ma place sur le Tour, je veux tout faire pour y être, c’est mon objectif premier et je vais travailler toute l’année pour être à 100% pour le Tour, et non pas être à 100% pour être sélectionné ». C’est ce que j’ai fait. J’ai vécu ma meilleure saison en carrière d’un point de vue des sensations, des performances, du travail que j’ai réussi à effectuer. Pour moi, ce n’était pas une surprise d’être sélectionné. J’ai travaillé pour ça, et sur toutes les courses que j’ai disputées, j’ai toujours été là, et j’allais même plus loin que ce qu’on me demandait de faire. Je pense que c’est pour ça que j’ai obtenu ma sélection.
Pourquoi t’étais-tu fixé cet objectif l’hiver dernier ?
En 2020, j’avais été sélectionné pour le Tour, et je suis tombé malade à une semaine du départ. On a plus tard réalisé que c’était une mononucléose. J’ai dû arrêter ma saison suite à ça. J’ai été complètement arrêté pendant trois mois et demi, à moitié mort. L’année précédente, j’étais aussi dans la présélection, et j’ai finalement eu un problème à l’artère qui a nécessité une opération. Deux ans de suite, je me suis fait voler le Tour. L’an dernier, revenir sur des bases compétitives a été extrêmement difficile et exigeant. Cela a demandé beaucoup de temps et de sacrifices. J’ai terminé le Giro avec beaucoup de difficultés. On a eu le maillot rose, je l’ai défendu pendant trois jours et j’étais mort après ça. J’ai vraiment subi, mais je me suis dit : « Aujourd’hui 20 mai 2021, je ne serais pas capable de défendre un général sur le Tour, mais c’est ce que je veux pour l’an prochain, donc j’ai un an pour y arriver ! ». C’était mon défi personnel. Au cours de ma carrière, j’ai plus été motivé par ce genre de challenges que par l’envie de gagner telle course ou réaliser x performance. Je veux juste être meilleur que ce que je suis. Je me suis toujours davantage battu contre moi-même que contre les autres. Je voulais être capable de performer sur le Tour et d’accompagner un grand leader. J’en étais incapable à ce moment-là, alors je me suis demandé : « Comme je fais pour y arriver ? Quel est mon plan d’attaque ? » C’est ce qui m’a animé depuis.
Tu voulais reprendre le fil de ta carrière mise en « pause » depuis 2019.
Exactement. Je suis passé par de gros moments de doutes. Ça a été dur de me remettre de mon opération, de me remettre de ma mononucléose. Je me suis beaucoup questionné. Est-ce que j’étais encore capable ? Est-ce que je pouvais récupérer mon niveau, voire aller plus loin ? Et puis, en fin de saison dernière, j’ai senti que j’étais revenu sur des sensations à peu près normales. Ça m’a donné beaucoup de confiance. Je savais dès lors que j’allais repartir à la reprise avec dix longueurs d’avance par rapport à l’hiver précédent. Je me suis dit qu’il était possible que je sois plus fort que je ne l’avais jamais été.
« J’ai surpassé les doutes pour arriver au niveau que j’ai toujours rêvé d’avoir »
Quand tu regardes ce chemin parcouru, retires-tu un peu de fierté ?
Énormément. Plus je vieillis, et plus il est simple d’être conscient de tout ça. Je réalise aussi que les bons moments sont quand même souvent très brefs. À mon niveau, j’ai eu plus de moments difficiles que de bons moments. C’est vraiment important de prendre conscience et de profiter de ces petits bons moments, car il n’y en a pas beaucoup. Il faut les prendre, les garder, les absorber. Dans un sport comme le nôtre, tout s’enchaîne tellement vite. On est rapidement portés sur la prochaine course. Mais ce Tour, je l’ai vécu à 100%, j’ai profité, j’étais fier de ce que j’étais capable de faire. Je sais d’où je viens et ce que ça m’a coûté pour revenir. C’était un bon moment, il me rend encore heureux et je continue de m’en imprégner.
Tu es aussi entré pour la première fois dans le top-100 du général sur un Grand Tour (62e, ndlr). C’est anecdotique ?
Je n’ai jamais regardé mes résultats, mais celui-là si, et je trouve que ça se mentionne. J’ai été capable de faire le travail de l’ombre et d’être assez fort pour aller plus loin, plus longtemps, sans avoir de mauvaises journées. J’ai passé la montagne avec beaucoup plus de facilités qu’auparavant. Sur les étapes difficiles, je pense que je perdais quinze minutes de moins que par le passé. J’étais encore là quand il restait 35-40 coureurs au sommet de certains cols. Je n’ai jamais connu ça dans ma carrière. Ça m’a permis de prendre beaucoup plus de plaisir, et c’est aussi plus excitant car tu sens que tu fais partie de la course. Ça m’a apporté beaucoup de fierté d’être là. Souvent, j’en rigolais ensuite en rentrant au bus : « Vous avez vu ? Il n’y avait plus personne et j’étais là ! » Tout le monde sait que j’en ai souvent chié dans la montagne, alors c’était un peu le running gag. C’est cool aussi de voir que tout le monde est content pour toi. Ils savaient que c’était une performance pour moi d’être là.
Sur les réseaux sociaux, tu as voulu rappeler l’importance de tes proches dans ce parcours.
Oui car je voyais les retombées, avec tous ces gens qui me congratulaient, qui m’avaient trouvé génial, mais je voulais qu’on n’oublie pas ces personnes. Pendant que je vivais le « ride » de ma vie sur le Tour, à performer, ma femme devait gérer seule un bébé de deux mois. Elle a été aidée par des amis, de la famille, qui ont fait le travail que je suis censé faire. Quand j’ai dit à l’équipe que je voulais faire le Tour en décembre, ma femme était déjà enceinte. On savait qu’on allait le voir naître deux mois avant le Tour, que j’allais être absent sur son troisième mois de vie. Cela a demandé une vraie implication. On en a parlé, on s’est demandé si on pouvait se lancer dans cette aventure-là tout en sachant qu’il y allait avoir des moments compliqués. Ma femme a signé pour, et elle a fait bien plus de sacrifices que moi. Elle a mis de côté son travail, sa boîte, pour que je réussisse à arriver là, à faire le Tour et à y performer. Tout le monde est énormément fier de moi, mais elle s’est énormément oubliée pour que j’en arrive là. Personne ne le dit, personne n’en parle, mais je trouve que c’est important de le souligner. C’est mon histoire, mais c’est aussi probablement le cas pour les 150 mecs qui étaient au départ du Tour. Sans elle, je n’aurais rien de tout ça.
En un mot, comment décrirais-tu ton année ?
Le plus bel apprentissage de cette année, c’est que malgré toutes les épreuves que j’ai vécues, je me suis fixé un gros objectif, j’ai fait tout ce qu’il fallait et j’ai réussi à l’atteindre. Cela montre que quand on fait ce qu’il faut, quand on met l’énergie et qu’on y croit, tout ça à deux, on est capables de tout réussir. C’est une belle année, qui me donne énormément confiance pour plein de choses, et pas seulement sur le vélo. Quand je me revois il y a 2-3 ans, je peux dire que c’est le plus gros accomplissement de ma carrière. J’ai surpassé les doutes pour revenir à ce niveau-là, au niveau que j’ai toujours rêvé d’avoir.
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